Azimut brutal

Parallèle 45 / Azimuth brutal est un voyage infra-ordinaire, une expérience artistique qui invite à s’interroger sur notre représentation du territoire.
Cherchant à expérimenter le voyage et ses frontières immatérielles, Nicolas Lux, photographe à l’initiative du projet, a voulu se contraindre à un itinéraire original, pourtant
si proche, poursuivant l’idée que l’aventure n’est pas dans l’éloignement mais dans chaque déplacement. La plus courte distance entre deux points étant la ligne droite, celle-ci est alors apparue comme une évidence. Traçant une ligne droite d’un bout à l’autre de la Dordogne, le 45e parallèle Nord est situé à égale distance entre l’équateur et le pôle
Nord, entre les grands chauds et grands froids. On dit de lui qu’il incarne la tempérance et l’équilibre. Entraînant dans son périple Frédéric Roumagne, musicien, et Christophe Dabitch, écrivain, avec comme contrainte suprême ce tracé invisible sur terre, il a inventé avec eux
un chemin qui n’existe pas dans une marche réalisée en septembre 2015 et aujourd’hui une installation dans laquelle photographies, sons et extraits de textes rendent cette ligne
symbolique perceptible.
Tout le monde rêve d’ailleurs et ailleurs c’est partout.

Photos…

série « Azimut brutal »

Textes

Point de départ

Parallèle 45 / Azimuth brutal
Tout est parti de l’envie de questionner autrement le voyage, d’essayer de briser l’idée tenace qui tient à ce que l’élément principal qui rend le voyage possible réside dans l’éloignement. Ce rêve doux et inaccessible répond à une logique commerciale qui nous est vendue pour évasion. Dans ce cas le voyage est alors une marchandise, un catalogue d’exotisme qui vient assouvir une frustration trop contenue.
La question du point de vue dans lequel nous nous situons sur Terre étant toute relative, chacun habitant un « bout du monde », est-il possible de créer les conditions qui rendent cet ailleurs possible ?
Avec Parallèle 45 / Azimuth brutal, mon souhait a été d’expérimenter la possibilité du voyage sur un territoire prétendu connu, le mien, celui où je vis, en annihilant de facto toute forme d’éloignement. Il s’agissait de se contraindre à un trajet nouveau, libre et vierge d’intérêts connus. Les cartes sont venues à nouveau apporter une réponse, faisant de cette ligne droite, plus court chemin entre deux points, quintessence du tracé, une évidence.
Il a donc été décidé de concevoir un voyage réel mais sur un itinéraire qui ne l’est pas. En septembre 2015, invitant Frédéric Roumagne et Christophe Dabitch à venir se confronter à ce nouvel espace, accompagné d’un quatrième camarade dont le rôle aura été de nous ouvrir la route, nous sommes partis sur les 113 km que le Parallèle 45 parcourt en Dordogne. Sept jours de marche et 148 km après, devant le fait accompli, nous avons constaté que marcher en ligne droite est quasiment impossible, même avec les meilleurs outils techniques, en témoignent les 35 km qui sont venus s’ajouter, évaporés dans nos pas et qui forment la poésie de notre démarche.
Cette marche s’est voulue comme une expérience, un laboratoire artistique s’inspirant du Land Art, ou bien encore du Situationnisme, refusant toute forme simpliste du spectaculaire.
Marcher en ligne droite est un jeu aussi absurde que passionnant car cela nous oblige à changer de point de vue, à franchir des territoires que nous pensons connaître sur le bout des doigts. Pourtant il n’en est rien.
La grande majorité d’entre nous qui accède à ce que nous pouvons appeler la campagne ne le fait que par le biais d’une route bitumée. Il serait donc plus juste de nommer cette campagne un décor. Les êtres humains qui arpentent encore aujourd’hui réellement ce décor, sont les agriculteurs, les chasseurs et quelques rares randonneurs hors pistes.
Je parle aussi de décor puisqu’il est naïf de ne pas voir dans les collines, champs ou vallons l’intervention lente de la main de l’Homme. Dans la nature, la ligne droite n’existe pas, la nature ne le permet pas. Pourquoi ne pas vouloir chercher alors plutôt qu’une simple forme esthétisante, la brutalité, la puissance qui réside dans ces lignes imposées ?
La série photographique principale de Parallèle 45 / Azimuth brutal affirme une radicalité, où toute trace humaine a été enlevée, aucun chemin, aucune clôture, afin de concentrer le regard vers le centre des images et d’y trouver symboliquement des traces subtiles de ce parallèle. Des lumières, des lignes, des objets dont le seul but est de proposer aux visiteurs que le voyage est avant tout un état, un sentiment pour lequel on se rend disponible.
En cela, toute forme de déplacement est un possible voyage.

Nicolas Lux


Parallèle 45 / Azimuth brutal
L’installation sonore propose d’entendre des paysages sonores construits à partir de fragments pris tout au long de notre parcours sur le 45e parallèle.
Une diffusion octophonique (8 haut-parleurs) permet ainsi de recréer une atmosphère avec des reliefs et de la profondeur, mais pas de paysage naturaliste puisque ici rien n’est vrai…
Puis à partir de ces sons hétérogènes recomposés, un travail de filtrage est appliqué afin d’obtenir une matière sonore abstraite qui est elle-même remplacée par des sons synthétiques. Ce processus de transformation des sons captés dans la nature pour construire des espèces de paysages sonores abstraits, rend d’une certaine façon hommage à la peinture de Mark Rothko, les paysages sonores étant finalement réduits à des bandes de fréquences qui se superposent, un peu comme les bandes de couleurs d’un tableau de Rothko, avec cette même volonté d’espérer pouvoir amener l’auditeur au delà, un peu plus loin…

Frédéric Roumagne

Note d'intention

La ligne droite est le moyen le plus court pour joindre un point A à un point B. Si l’on dit souvent que le voyage est au bout de la rue, plutôt que de partir, il représente pour moi un état : un « état du voyage », une mise en condition, une volonté et un désir du voyage. Le temps a également une grande importance, il est peut-être l’essence même du voyage, tout autant que la façon de se déplacer vers un ailleurs. A pied, à vélo on voyage, en avion on se déplace.

La marche est une composante essentielle dans les voyages que j’ai pu entreprendre à travers le monde. Des poncifs au sujet de la marche, je n’en garderai qu’une, elle reste le seul moyen de transport gratuit au monde. A ce titre, celui qui s’engage dans une marche s’élance dans une réflexion sur son intérêt, son but. S’il doit y avoir un début et une fin, la marche est alors une suspension entre les deux où l’expérience n’est pas d’arriver à destination mais de choisir un point de vue. Il n’existe donc pas de marche qui ne soit un voyage. Imaginer qu’un voyage ne prenne sens qu’avec l’éloignement est une illusion, il se résumerait à une quête d’exotisme.

Si je continue d’arpenter notre planète, j’ai souhaité mettre en expérience cette réflexion et m’engager sur un projet de voyage où la question de l’éloignement est supprimée, où une contrainte forte d’itinéraire oblige à modifier le point de vue. Résidant en

Dordogne, je me suis appliqué à chercher un tracé qui serait à la fois proche de mon lieu de vie et qui respecterait la contrainte de la ligne droite.

Très naturellement, le 45e parallèle Nord s’est imposé.

Ce parallèle, situé à égale distance entre l’équateur et le pôle Nord, coupe l’hémisphère Nord de la terre en deux et scinde la Dordogne de part en part. Cette ligne droite parfaite et sans fin, qui entre dans le Sud-Ouest sur la commune de Lacanau en Gironde, suspend notre territoire entre les chaleurs des déserts sub-sahariens et les glaces arctiques. Il symbolise un fil tendu entre deux extrêmes, il incarne un équilibre.

Le projet a ainsi été de le suivre le plus fidèlement possible à travers forêts, champs, propriétés privées etc, soit l’invention d’un chemin que personne n’emprunte.

J’ai souhaité inviter deux artistes, deux autres regards et pratiques – l’écriture et le son – , à partager avec moi cette aventure sur un territoire et dans un paysage afin que nous croisions nos points de vue :

– Christophe Dabitch, écrivain et auteur de bandes dessinées. Il écrit des carnets de voyage à l’étranger (Serbie, Syrie, Afrique de l’Ouest) mais aussi sur des terres proches (estuaire de la Gironde).

La marche est au coeur de plusieurs de ses récits en bandes dessinées : Arthur Rimbaud, René Caillié ou encore le « marcheur fou » bordelais Albert Dadas. La question du déplacement appliquée à l’écriture est également essentielle pour lui.

– Frédéric Roumagne, musicien et artiste sonore. Il explore le son au travers de projets réalisés avec d’autres artistes. Ses expérimentations interrogent la spatialisation du son. Dès lors, et si la marche n’est pas une composante habituelle pour lui, le déplacement représente un enjeu pour témoigner des sons captés en une composition originale alliant la réalité du terrain et l’inspiration qui en découle.

Nicolas Lux

Murmures...

Un chemin que presque personne n’emprunte, le long de l’autoroute.

Un grillage, des arbres et des taillis nous séparent des camions et voitures dont le sifflement chuintant et le long souffle mat s’éparpillent à travers les branches.

Là, au bord d’une mare, un insecte de forme inconnue – carapace verte pyramidale – grimpe avec méthode sur la tige d’une herbe fine qui ploie légèrement sous son poids. Il s’élève. Quand il parvient au sommet, il oscille dans le vent léger, attend un instant, perplexe, puis redescend. À la base de la tige, il marque une pause, fait demi-tour et reprend son chemin vers les hauteurs. Ainsi fait-il chaque jour, inlassablement, au bord de la mare près de l’autoroute.

Les odeurs des chemins sont vertes, fraîches, légères, rayonnantes, brunes, décomposées, lourdes, ancestrales, enfantines ; de quelques fleurs tardives, de bouses, de pins, d’humus, de feuilles, de labours, d’herbe, d’eaux sinueuses.

Les derniers parfums de l’été meurent par touches, un à un ; le lourd acidulé de l’automne et ses odeurs chaudes traversées de froid montent de la terre qui attend la pluie, des sous-bois gagnés par l’ombre.

La terre foulée change : du auburn au rougeâtre ; du gris au marron noirci ; du calcaire caillouteux au clair sablonneux ; du vert tendre printanier à celui bruni déjà en route vers la décomposition ; de la terre grasse à la terre sèche ; de l’humide et glaiseux au durci en roche ; du chemin herbeux à la fine trace oubliée des cheminements anciens ; de l’herbe vierge et gorgée de rosée au goudron bleuté ; de l’escarpé encombré de ronces aimantes, de repousses de châtaigner et de sensuelles fougères aux sous-bois profonds, épais, doux d’humus et de mousse qui presqu’avalent ; des champs labourés en profonds sillons à ceux quadrillés par les maïs décapités et les tournesols aux têtes noires qui penchent ; des pare-feux de lignes à haute tension, en orties, genêts et piquants inconnus aux molles croupes herbeuses et rondes collines ; des fonds de vallées noyés sous les arbres aux modestes sommets surplombant les masses vertes foisonnantes qui ne font plus qu’une seule terre.

Sur ces chemins, le silence n’existe pas.

Il est comblé de chants, de jappements, de meuglements, d’aboiements, de coassements, de coqs en échos, de paroles assourdies, de cris lointains; il est rempli de craquements, de vrombissements, de lents mouvements bruissants, de chutes brusques, de vent dans les feuilles, d’agitations aux sommets, d’ondulations, d’eau qui se faufile, d’eau qui chute au creux d’un bassin ;

il est traversé par des avions, des camions, des voitures, des tracteurs, des motos, des mobylettes, des pétarades ; sur ces chemins le sac couine, les tissus frôlent, les pieds tapent le sol et caressent la terre, le bâton frappe, la serpette tranche, les mains repoussent, arrachent puis fendent.

Sur ces chemins où le silence n’existe pas – sauf le tien, celui qui reste au creux, celui qui finira -, la peau se déchire parfois et revient à la volée, par surprise, comme au détour, sans que l’on s’y soit préparé ni même qu’on l’ait appelé, le ravissement, ce qui dans les bois tient à l’enfance absolue, qui nous fait oublier que notre corps est trop restreint pour ce qui là nous entoure et quelques fois nous étreint.

Christophe Dabitch
Récit à paraître, Azimut brutal et petites effractions

 

 

Sur ces chemins le silence n’existe pas